
Lors d’une conférence de 45 minutes, Clara Laborie, chercheuse en management des ressources humaines à l’Université Grenoble-Alpes au sein de la Chaire Management et Santé au travail, nous a présenté les résultats d’une enquête menée auprès de 11’000 salariés. L’objectif de cette conférence était de discuter le caractère ambivalent du télétravail sur le collectif de travail pendant et après la crise sanitaire. Il était également question de montrer l’évolution des tendances en matière d’application et d’impact du télétravail sur les collectifs de travail.
Le télétravail d’avant crise sanitaire
Le télétravail est apparu dans les années 1980 aux USA avec le développement des outils informatiques (Huws, 1984). Il a connu un faible développement au début des années 2000, du fait des réticences culturelles des employeurs (Largier, 2001 ; Aguilera et al., 2016). Comme le témoignent les chiffres ci-dessous, la mise en œuvre du télétravail s’est opérée surtout de manière occasionnelle pour les cadres et les professions intellectuelles supérieures durant leurs déplacements, en soirée ou les week-ends. (Head, 1999 ; Scaillerez et Tremblay, 2016):
- 2001 : 6,15% de télétravail occasionnel (au moins 1 jour par mois)
- 2019 : 24.6% de télétravail occasionnel (au moins 1 jour par mois)
- 2020 : 34,1% de télétravail régulier (au moins 1 jour par semaine)
Les résultats des études scientifiques sur le télétravail avant crise montrent les éléments suivants :
- Pas d’avantages pour les collectifs, si ce n’est la réduction de l’absentéisme (Mello, 2007 ; Vayre, 2019).
- Risque d’isolement social, de manque d’échange et de baisse des interactions (Haddon et Lewis, 1994 ; Bentley et al., 2016).
- Risque d’appauvrissement et de mauvaise interprétation des messages (Brunelle, 2009 ; Rullier et al., 2017).
- Baisse de la qualité de la coopération et de la coordination (Ollivier, 2017).
- Diminution de l’esprit d’équipe et du sentiment d’appartenance (Aguilera et al., 2016).
- Affaiblissement des solidarités et individualisation du travail (Taskin et Tremblay, 2010 ; Richer, 2018).
- Déshumanisation des rapports sociaux dans le travail (Thomsin, 2005 ; Richer, 2018).
- Affaiblissement du processus de création et du transfert de compétences (Taskin et Bridoux, 2010).
- Tensions entre les télétravailleurs et les autres salariés (Mann et Holdsworth, 2003).
Une enquête en deux temps auprès de 11’000 salariés
Une enquête a été déployée auprès de 11’000 salariés par l’Université Grenoble-Alpes et ceci en deux temps. L’enquête a montré que, contrairement aux réticences présentées par les recherches antérieures, les collectifs de travail ont réussi à se recomposer à distance et certains salariés y trouvent même plus d’avantages que d’inconvénients.
Chiffres clés à retenir de la 1ère enquête (confinement en novembre 2020) :
- 54% des répondants ont déploré un manque de relations avec leurs collègues.
- 38% ont éprouvé un sentiment de solitude qui devient pesant.
- 75% des répondants ont estimé que leur équipe de travail est efficace et collabore bien à distance.
- 46% des managers ont trouvé que l’ambiance de travail ne s’est pas dégradée au sein de leur équipe.
- 25% des répondants ont estimé que le télétravail leur permet de ne plus subir certains collègues qui leur compliquent la vie sur site avant la crise.
Chiffres clé 2ème enquête post crise :
- 45% des managers ont trouvé que l’ambiance de travail ne s’est pas dégradée et que leurs collaborateurs ne sont pas devenus plus individualistes, bien que 32% aient le sentiment inverse.
- 50% des managers ont déploré des difficultés pour coordonner le travail de l’équipe à distance, alors que l’autre moitié a le sentiment inverse.
- 28% des managers ont observé une hausse de performance au sein de l’équipe avec la mise en télétravail, alors que 55% estiment que la performance est équivalente.
Entre les deux périodes de collecte de données, un travail d’adaptation s’est opéré. Les changements sont les suivants :
- +2 % : qualité de la collaboration
- +3% : sentiment d’affiliation
- +8% : soutien social des collègues
- +18% : management participatif
Les managers encadrant une équipe de télétravailleurs présentent davantage de risques de surcharge en voulant mener toutes leurs activités de management de front (animer le collectif à distance, effectuer des suivis individuels, réaliser un reporting régulier à sa ligne hiérarchique, etc.) Les besoins d’accompagnement des managers se sont ainsi révélés très individuels et très dépendants de la nature de leur équipe. Néanmoins, dans la majorité des organisations interrogées, les managers ont trouvé un nouvel équilibre et développé de nouvelles connaissances, ainsi qu’une capacité de résilience et d’adaptation inédite.
Quelles leçons retenir de la crise pour encadrer le travail de demain ?
Ces enquêtes font ressortir qu’il est important de :
- Fixer des règles de collaboration en tenant compte des divergences d’appréciation du télétravail des membres de l’équipe, pour favoriser la cohésion et limiter la frustration de certains
- Maintenir des moments collectifs en présentiel et apporter une plus-value, pour renforcer les liens qui peuvent être distendus par le télétravail.
- Intégrer les membres de l’équipe à la prise de décisions et à la répartition des tâches pour rendre le management à distance moins chronophage et ne pas laisser toute la charge au manager.
- Travailler à partir d’outils collaboratifs, de type « documents partagés », pour rendre la répartition des tâches et l’avancée de chacun visible par tous.
Le télétravail n’est pas l’ennemi du collectif, mais doit être pensé et adapté à chaque équipe. Il n’y a pas « une » bonne manière de collaborer à distance, mais autant de façons de faire que d’équipes !
Témoignages de participants

“Comme pour toute pratique, il est intéressant de relever les avantages et les limites de l’organisation du travail que cela soit au niveau individuel, collectif et organisationnel. L’approche clivante entre présentiel et télétravail doit être dépassée. Cette recherche démontre la nécessité de proposer un cadre équitable de réalisation du travail notamment en utilisant les outils appropriés ainsi qu’en favorisant la responsabilisation et la prise de décisions partagées. Avec pour mantra : « les collaborateurs-trices performant-e-s sont ceux qui se sentent bien au travail ». Nous devons donc leur donner la possibilité d’apprécier la souplesse du télétravail tout en leur donnant envie de revenir au bureau.”
Lolita LOUREIRO, Référente PMO en organisation et agilité aux HUG

« J’ai particulièrement apprécié la qualité de la présentation de Clara Laborie, dynamique et très claire dans ses propos. Elle s’est appuyée sur des résultats chiffrés qui lui ont permis de vérifier les hypothèses de son étude. Ce que j’ai retenu, c’est qu’il est essentiel de tenir compte des divergences d’appréciation du télétravail des membres d’une équipe, ce que nous avons par ailleurs également constaté au sein de notre entreprise. Le mode de collaboration doit être défini au sein de l’équipe pour conserver une bonne cohésion et il est important d’intégrer les collègues dans la prise de décision et à la répartition des responsabilités pour rendre le travail à distance efficient. “
Stéphanie DABROWSKI, Coordinatrice Talent, Loyco SA

“Très belle présentation de cette étude sur le télétravail avant, pendant et après la crise du COVID. Elle confirme que cette pratique présente plus d’avantages que d’inconvénients mais que la prise en compte du contexte et de l’humain est le point clé pour garantir une mise en place réussie et durable.”
Bastien MUNIER, Collaborateur Scientifique IT et Scrum Master au service informatique de la République et Canton du Jura