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Par Caroline Mattelin-Pierrard (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne : Caroline.Mattelin@univ-paris1.fr ) et Anne-Sophie Dubey (École polytechnique et La Fabrique de l’industrie : anne-sophie.dubey@polytechnique.edu )

Lors de la première conférence de la Fabrique de l’agilité le 6 octobre dernier, Caroline Mattelin-Pierrard, maîtresse de conférences en sciences de gestion et du management à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et Anne-Sophie Dubey, doctorante en sciences de gestion et du management à l’École polytechnique et chargée d’études à La Fabrique de l’industrie, ont partagé le fruit de leurs recherches sur l’entreprise libérée. 

 

Le concept

Le concept d’entreprise libérée est porteur de plusieurs débats notamment quant à la centralité de la notion de liberté. Il laisse entendre que l’entreprise n’était jusque-là qu’une prison ou que l’entreprise se libère des règles, procédures, hiérarchies, pour s’orienter vers une « anarchie organisationnelle ». Toutefois, ceci n’est pas fidèle à la réalité, de telles promesses pourraient tromper les collaborateurs ou futurs collaborateurs et ainsi rompre le contrat psychologique créé sur la base d’un terme potentiellement mystifiant. 

L’origine de ce concept peut être affiliée au livre d’Isaac Getz et de Brian Carney paru en 2009, qui expose une définition largement retenue : « une forme organisationnelle dans laquelle les salariés ont une complète liberté et responsabilité pour faire les actions qu’eux-mêmes, et non leur supérieur, estiment les meilleures » (Getz, 2009, p. 34). Or, avant I. Getz, ce concept avait été théorisé par Tom Peters dès 1992. Le concept englobant d’entreprise libérée inclus d’autres termes : 

  • Selon la littérature, l’entreprise libérée peut être assimilée à l’organisation opale ou l’holacratie puisque « ces entreprises allient [toutes deux] un a priori positif de l’individu et une intégration du risque dans un contexte d’incertitude et d’interdépendance, et ce grâce à des mécanismes de coordination qui s’inscrivent dans une perspective de coopération au service d’une vision commune” (Chêne et le Goff, 2017, p.193)
  • Selon les dirigeants d’entreprises libérées, comme le montrent ces témoignages, l’entreprise libérée est liée à l’entreprise du futur, à l’agilité et à la responsabilisation (Mattelin-Pierrard et Dubouloz, 2019) : 
    • « La caractéristique essentielle de l’EL, c’est d’être agile, d’être très agile. Agile dans la réflexion stratégique mais agile surtout humainement parlant, c’est-à-dire à un moment donné trouver cet équilibre où on sait écouter, on sait s’adapter, mais en même temps on s’adapte par rapport à un cadre. » (SMTK, dirigeant)
    • « Effectivement on est très près du principe de l’entreprise libérée mais moi je n’aime pas bien ce terme d’entreprise libérée. Nous, moi, et c’est le projet d’entreprise que j’ai développé, je suis vraiment dans le projet d’entreprise qu’on appelle agile et responsabilisante. Et les deux mots sont importants plutôt que libérée, on a l’impression que l’on était enchaîné avant et qu’on sort de prison. En plus quand on utilise le terme libéré, c’est mai 68 » (Teractem, DG)

Au niveau théorique, ces origines sont diverses : 

  • Démocratie en entreprise : Mary Parker Follett (début 20è siècle)
  • Rôle du dirigeant : Barnard (1938)
  • Équipes auto-organisées – Années 1970/ 1980 (cercles qualité…)
  • Management participatif 
  • Adhocratie et organisation missionnaire : 6 configurations de Mintzberg
  • Mais aussi : Relations humaines, démocratie industrielle, agilité organisationnelle…
L’entreprise libérée, une source de performance organisationnelle ? 

Plusieurs institutions françaises ont publié des sondages montrant qu’a priori l’entreprise libérée a des impacts positifs sur les employés, leur bien-être et la productivité de l’entreprise. Ces résultats sont toutefois questionnant : les indicateurs sont-ils vraiment fiables ? Ces effets positifs sont-ils vraiment liés à l’adoption de l’entreprise libérée ?

En collaboration avec Matthieu Battistelli (maître de conférences à l’Université Savoie Mont Blanc), C. Mattelin-Pierrard et A-S. Dubey ont montré que la performance sociale (ou mesure selon laquelle les attentes des salariés au travail sont remplies ou non) est influencée positivement par l’adoption de pratiques managériales : le droit à l’erreur, l’accompagnement personnalisé et la prise de décision participative (Mattelin-Pierrard, 2019 ; Mattelin-Pierrard et al., under review). 

Quel processus de libération ?

Dans un autre travail de recherche (Battistelli et al., à paraître ; dont un résumé est disponible ici), les trois chercheurs ont observé deux organisations (cf. ci-dessous) ayant introduit l’entreprise libérée (une de manière plus expérimentale et l’autre en « basculant » vers le modèle de l’holacratie). Ils ont constaté qu’une montée en autonomie progressive peut augmenter les chances de succès. 

De fait, les pratiques managériales caractéristiques de l’entreprise libérée (une dizaine en tout, identifiées dans le travail de thèse de C. Mattelin-Pierrard, 2019) mériteraient d’être adoptées dans un certain ordre et en synergie les unes avec les autres (cf. schéma) : œuvrer d’abord à la fluidification de la communication (par exemple en créant des espaces d’échange ouverts à tous) et à la mise en place de dispositifs d’accompagnement (par exemple avec des séances de coaching) tend à faciliter la montée en autonomie des salariés (par exemple en matière de participation à la décision). Autrement dit, certaines pratiques managériales en soutiennent d’autres, et peuvent ainsi pérenniser la libération. À ce titre, on peut distinguer les pratiques « capacitantes » (c’est-à-dire qui donnent aux salariés les moyens d’agir comme le droit à l’erreur) de celles « d’action » (qui leur permettent d’agir en toute autonomie, comme la participation aux décisions), les premières favorisant la mise en œuvre des secondes. Une implémentation trop brutale, « en bloc », de ces pratiques risque au contraire de créer de la frustration auprès des employés en générant beaucoup d’attentes, pas forcément réalisées ensuite. 

(Source : Battistelli et al., à paraître)

Très souvent, les personnes qui initient l’implémentation du concept de l’entreprise libérée dans leur organisation veulent éviter de faire vivre des expériences négatives à leurs propres employés. La pérennisation du modèle semble fonctionner davantage avec une approche pragmatique, par expérimentation (i.e., ouverte aux ajustements en restant à l’écoute des salariés) plutôt qu’en suivant un modèle prédéfini comme celui de l’holacratie (cf. note 1 ; Battistelli et al., à paraître ; Weil et Dubey, 2020).

Conclusion

Il n’y a pas de modèle parfait, chaque organisation doit trouver son propre modèle. Le discours de l’entreprise libérée est fédérateur, mais peut aussi être source d’attentes fortes pouvant mener à la désillusion. Au-delà des discours, il s’agit avant tout de pratiques visant à autonomiser les salariés, à les mettre en action et il ne faut pas négliger l’importance du management dans le succès de cette transformation.

Témoignages de participants

« J’ai apprécié l’approche académique ou scientifique présentée par les deux intervenantes dans leurs études. Cela m’a permis de découvrir des constats tangibles sur les pratiques favorisant l’agilité, la responsabilisation et l’autonomie des équipes. Une conférence inspirante et utile ! »

Thierry HAEUPTLI, Chef de projet RH

“Je retiens de cette conférence qu’il est préconisé d’établir un terreau fertile pour l’agilité avant de semer des graines, que de changer radicalement d’un mode de fonctionnement hiérarchique à agile du jour au lendemain par une approche top-down n’est pas souhaitable et qu’il n’y a pas de recette magique, chaque entreprise met au point ce qui fonctionne pour elle et avance à son rythme.”

Carole CHAPELAT, Inventeuse professionnelle chez Creaholic

Références

Battistelli, M., Dubey, A.-S. Mattelin-Pierrard, C. (À paraître), Libérer l’entreprise en lâchant les grappes ? Vers une double cohérence du processus d’adoption des pratiques managériales, M@n@gement. 

Carney, B. M. & Getz, I. (2009), Freedom, Inc.: Free Your Employees and Let Them Lead Your Business to Higher Productivity, Profits, and Growth, New York City, Crown Business.

Dubey, A.-S., Battistelli, M., Mattelin-Pierrard, C. (2022). Entreprises libérées : Chi va piano va sano. Cube de La Fabrique de l’industrie numéro 21. Disponible sur : https://www.la-fabrique.fr/fr/publication/entreprises-liberees-chi-va-piano-va-sano/ 

Getz, I. (2009). Liberating Leadership: How the Initiative-Freeing Radical Organizational Form Has Been Successfully Adopted. California Management Review, 51(4), 32-58. DOI: 10.2307/41166504.

Lee, M. Y., & Edmondson, A. C. (2017), Self-Managing Organizations: Exploring the Limits of Less-Hierarchical Organizing. Research in Organizational Behavior, 37, 35-58.

Mattelin-Pierrard, C. (2019), Des antécédents managériaux à la performance sociale de l’entreprise libérée: une lecture intégrative par l’innovation managériale. Thèse de doctorat, Université Savoie Mont Blanc.

Mattelin-Pierrard, C., Battistelli M., Dubey A.-S. (Under review), Management Innovations and Social Performance: What Can We Learn from Looking at Liberation Management Practices?

Mattelin-Pierrard, C., Bocquet, R. & Dubouloz, S. (2020). L’entreprise libérée, un vrai concept ou une simple étiquette : Une revue systématique de la littérature. Revue française de gestion, 291, 23-51. https://doi.org/10.3166/rfg.2020.00464

Mattelin-Pierrard, C., & Dubouloz, S. (2019). Le phénomène d’adoption d’une innovation managériale au prisme de la représentation sociale des dirigeants Le cas de l’entreprise libérée. Revue des Sciences de Gestion, (297).

Weil, T., Dubey, A.-S. (2020), Au-delà de l’entreprise libérée. Enquête sur l’autonomie et ses contraintes, Les Notes de La Fabrique, Presses des Mines.